« Nous sommes cousins puisque les légendes le disent…Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf le droit à la guerre. Nous pouvons chahuter à loisir et vomir les injures qui nous plaisent. Entre nous, toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça : la parenté à plaisanteries. »
Par le biais de cet outil fantastique, la parenté à plaisanteries, l’une des plus belles coutumes d’Afrique, Tierno Monénembo nous offre un roman puissant, érudit et incroyablement captivant. Le Sérère, cousin à plaisanteries du Peul, convoque ici l’histoire de ce peuple nomade, en la narrant avec une touche généreuse, narquoise et piquante. Une histoire mythique, un conte merveilleux, un roman aux accents épiques.
De l’union mythique d’une noire d’Egypte et d’un Hébreu serait né le premier des Peuls dans le lointain pays de Heli et Yoyô. Peuple de bergers, ils parcourent constamment de grande distance à la quête du bon pâturage. Dans le Tékrour, actuelle Afrique de l’ouest, ils s’installent dans les années 1400 et petit à petit forment un groupe communautaire puissant avec lequel il faut compter désormais. Grâce aux peausseries, au lait et à la viande de leurs immenses troupeaux, ils insufflent un vigoureux élan à l’économie locale.
Toutefois, les nombreux conflits avec les autochtones les incitent souvent à changer de territoire. Quant à la guerre intestine, elle est la deuxième malédiction qui ronge le peuple peul.
Pourtant, sous l’égide de Koly Tenguéla, célèbre figure historique, les Peuls pour la première fois transcendent leurs querelles et se réunissent pour lever une redoutable armée de conquête. Ils réussissent alors à assujettir plusieurs royaumes et fondent un vaste empire dans les pays des trois rivières. C’est l’amorce du long règne de la dynastie des Danyankôbés. Il durera presque trois siècles notamment marqués par la cruauté des dirigeants, l’arrivée des premiers négociants européens, les guerres de succession au trône, l’islamisation…
Justement, pendant plusieurs siècles, les Peuls ont adoré leur dieu Guéno, ses vingt-deux Larédis, les vingt-huit lunaisons et les dix-neuf clairières « que le Peul devait traverser pour accéder à la sagesse et connaître enfin le véritable nom de la vache ». Mais l‘arrivée d’une nouvelle religion, l’islam, rabat de nouveau les cartes. Propagé par les Maures, l’islam attire de plus en plus de Peuls, abandonnant aux oubliettes leurs anciennes divinités. Même si certains refusent catégoriquement la conversion, les nouveaux musulmans sont devenus un groupe important et puissant qui a commencé à inquiéter la classe impériale fidèle à l’ancienne religion. Les nombreuses répressions subies n’entament pas leur volonté d’acquérir le droit de pratiquer librement leur nouvelle croyance. Le pouvoir finit par lâcher du lest. Le vent en poupe et dans un accès de prosélytisme, plusieurs dépositaires s’éparpillent dans les régions de l’empire pour convertir de gré ou de force les autochtones et les Peuls-rouges encore hostiles à cette religion. Ainsi sous l’impulsion de Karamoko Alpha a été fondé le royaume théocratique et fédéral du Fouta-Djalon, doté de neuf provinces, d’une capitale politique, Timbo, et d’une capitale religieuse, Fougoumba.
En ce qui concerne l’empire des pays des trois rivières, il se délite peu à peu. Les incessantes guerres de succession précipitent son déclin. A celles-là s’ajoutent les ambitions d’abord modestes puis de plus en plus féroces des Européens arrivés d’abord comme de simples négociants. Munis d’armes de guerre plus puissantes, ils vont profiter du chaos ambiant pour combattre et soumettre un à un tous les royaumes théocratiques qui à l’image du Fouta-Djalon avaient surgi dans la région. Ainsi l’une après l’autre vont tomber les théocraties peules de la région, celle de Ousmane Dan Fodio, à Sokoto, celle de Chaikou Amadou, au Macina, ou encore celle du puissant Oumar Tall, érudit, elhadj et dépositaire du tidjania au Tékrour.
Le Fouta-Djallon déchiré par les guéguerres entre Aphaya et Sorya se succédant à la tête du royaume est le denier à tomber dans l’escarcelle de la colonisation française en dépit du dernier baroud d’honneur d’Almami Bôkar Biro trahi par les siens, entre autres, le fameux Alpha Yaya Diallo, roi de la province de Labé.
Ce roman épique est un périple de plusieurs siècles dans l’histoire des Peuls. Loin d’être un chemin tranquille, celle-ci est un fleuve infesté de torrents, de querelles, de guerres intestines et religieuses. Si le début du livre est un peu touffu, le lecteur s’embarque peu à peu dans l’intrigue et se laisse finalement et délicieusement emporté par la houle des évènements rocambolesques, cruels et héroïques qui le compose.
Une flopée de personnages historiques et bien pensés défilent dans le récit, disparaissent tout en laissant des empreintes indélébiles dans l’esprit du lecteur.
Racontée par un Sérère, un cousin à plaisanteries, cette histoire pullule de piques décochés par ce dernier à l’encontre des Peuls… « Reçois le Peul à dîner et il se glissera dans le lit de ta femme ! Le Sérère a raison, il faut vraiment vous aimer pour partager le même air que vous, race de canailles ! » « Aie honte, Peul, regarde un peu le désastre que peut produire ta race de bohémiens !… » « C’est toi Peul… infâme vagabond, voleur de royaumes et de poules ! »
La parenté à plaisanteries mise ici à l’honneur est un lien magique et généreux qui nourrit la bonne humeur, l’hilarité, la convivialité, l’hospitalité entre non seulement des groupes ethniques différents, comme le montre ce roman, mais aussi entre des clans d’un même groupe ethnique, comme le lien entre les Barry et les Sow. C’est l’une des valeurs sûre du Poulâkou, l’éthique peul, non pas à conserver dans un musée ou dans la mémoire des Anciens, mais à vivifier dans le noble but de maintenir la bonne entente et la bonne humeur dans le vivre-ensemble. Une des valeurs que l’Afrique pourrait offrir au monde pour nourrir la paix à l’heure où les guerres partout sévissent.