La petite Peule, Mariama Barry

L’écriture coule comme un filet d’eau : simple, discrète et caressante. Un humour à fleur de pages, des personnages attachants et pittoresques font de ce roman autobiographique un incroyable revenez-y littéraire.

L’entrée dans le livre coïncide avec celle de la petite fille « dans le monde des adultes » à travers l’épreuve de l’excision, et ce à seulement sept ans. Pour la famille peule et immigrée au Sénégal, ce rite traditionnel est un passage obligé pour toutes les filles de son âge. Cette expérience initiatique et douloureuse, vécue dans sa chair et si loin de ses parents, la marquera pour la vie.

La petite peule grandit entre une mère autoritaire, violente, indifférente et un père aimant, tendre, généreux. A cheval sur la propreté, elle lui impose, outre les travaux ménagers, plusieurs bains quotidiens. Si avec l’excision, elle a perdu une parcelle de son paradis de l’innocence, elle en retrouve quelques bribes auprès de ses petites copines de jeu, de son père affectueux et de l’école française où elle excelle.

Généreux et infirmier à ses heures, le père attire les gens au tour de lui en leur prodiguant des petits soins et en les déridant avec son humour à revendre. Très pieux, il est licencié à cause de ses intransigeances religieuses. La goutte d’eau qui fait déborder la vase. La mère, fière, altière, éternelle petite fille dans la tête, exige alors le divorce.

Cette brusque séparation met une sourdine au relatif bonheur de son enfance. La divorcée abandonne les enfants auprès d’un père désemparé, ne sachant plus sur quel pied danser. La petite fille à seulement onze ans prend alors la place de sa mère, s’attèle aux activités ménagères qui incombaient à celle-ci. Sa scolarité es est sérieusement affectée. Mais l’amour de son père et le désespoir de ses jeunes frères et sœurs abandonnés renforcent sa détermination de jouer le rôle de leur mère absente.

Dépassé par la situation, le père décide de revenir au bercail avec sa progéniture. Dans le village paternel, au fin fond du Fouta Djallon, dans le centre de la Guinée, elle retrouve petit à petit son enfance perdue. Sa grand-mère l’inonde de gâteries et d’amours. La seule ombre au tableau est l’école française qu’elle ne peut plus poursuivre dans ce coin reculé.

Son père lui promet de l’envoyer à Conakry chez un ami pour reprendre celle-ci. A son grand étonnement, ce dernier retourne à Dakar sans honorer cette promesse. Elle se sent alors abandonnée sans explications par l’être qu’elle aime le plus au monde, son père.

Un véritable coup de cœur.

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Mâ, Gaston-Paul Effa

Des traditions misogynes et dégradantes, un enfant enlevé et offert à des religieuses françaises, la perte d’une mère bien-aimée, une étonnante rencontre avec l’amour, une insoupçonnable sauce africaine au fumet à la fois catholique et animiste. C’est la lame de fonds de ce roman aux accents lyriques. Mâ est tout simplement un long poème où silence ruisselant, douleurs de l’absence et poussières de souvenirs se répondent en écho.

La narratrice a grandi dans un petit village dans les alentours de Yaoundé. A seulement quatorze ans, pour avoir accidentellement et légèrement blessé un homme au visage, ce dernier exige en contrepartie qu’il l’épouse. Les parents cèdent au chantage de l’homme. Celle qui plus tard s’appellera Elisabeth pour se fondre davantage dans le christianisme et attirer les faveurs divines, devient alors la troisième épouse d’un polygame omnipotent. Il offre, comme le veut la tradition, leur garçon de cinq ans à des religieuses françaises. S’amorcent alors le monde à l’envers, la descente aux enfers de la jeune narratrice blessée à vif de l’intérieur.

« Je vivais sans joie, sans plaisir, avec un sentiment de culpabilité, une angoisse qui ne me quittaient pas, qui obéissent à un mouvement plus fort que moi et que je ne pouvais combattre. »

Dans sa propre chute, l’héroïne entraine le lecteur jusqu’aux abysses de ses états d’âme, de ses conflits intérieurs, des inconsolables souffrances de l’absence. Poésie de la douleur et psychologie de la femme martyrisée, reléguée au ban d’une société patriarcale, se mélangent.

En pure perte, la narratrice consulte marabouts et féticheurs pour retrouver l’enfant enlevé. Elle a recours aussi à l’intercession du père Delanoe qui, fasciné par les rites animistes, officie désormais des messes syncrétiques au cœur de l’église. La perte soudaine de la mère ravive encore ses douleurs et prolonge son errance dans le désert. Avec son fils, ils sont les êtres qu’elle a le plus aimés. « Cette… absence achève de m’anéantir, puisqu’elle m’arrache les seuls êtres que j’ai aimés. »

Le roman se module alors en chant, hymne à une absence double, celle de l’enfant volé et celle de la mère disparue.

Toutefois la rencontre avec un homme, un amant, lui insuffle un baume au ceour et devient son nouvel exutoire. Et viennent alors l’annonciation et la lumière : la grossesse et la naissance d’une fille.

Un récit sans intrigue ou sans actions véritables. L’absence de la valeur ajoutée du dialogue donne moins de vivacité au texte. Chaque chapitre étant conçu comme une strophe, une composante presqu’autonome et libre. Une écriture ingénieuse, soigneusement ciselée et parfois hermétique. Cependant un capiteux élixir de poésie jaillit le long du texte, avec des passages à couper le souffle, à subjuguer littéralement l’esprit et sur lesquels le lecteur revient inlassablement.

Mathématiques congolaises, In Koli Jean Bofane

Ballottée de part et d’autre par des guerres civiles et des magouilles politiciennes, la République démocratique du Congo se retrouve coincée dans une équation insoluble.

Sous la gouverne de politiciens véreux et incompétents, Le pays est non seulement au bord de la faillite mais aussi pressé par la communauté internationale à cause des multiples violations des droits de l’homme et d’une démocratisation qui tarde à prendre son envol. La faim, la misère, le chômage sont le lot quotidien de la population et surtout d’une jeunesse en manque de perspectives.

Le jeune Célio, orphelin de guerre, arrive au cœur de la bouillante capitale, Kinshasa,  et passe ses journées à côté de ses amis désœuvrés autour d’un étal de marchandises, celui du vieux Isemanga, ancien combattant. Ils discutent de politique et d’autres sujets brûlants de l’actualité. Kinshasa, centre névralgique, symbolise à la fois la réussite écœurante  d’une poignée d’arrivistes  et la perte de repères d’une majorité tirant le diable par la queue.

Mais Célio est un jeune homme d’une étoffe particulière, amoureux des chiffres et des équations, il voit le monde et l’analyse sous un angle mathématique. Il rencontre Gonzague, membre influent du régime en place qui, fasciné par le raisonnement époustouflant du jeune homme, l’engage comme collaborateur et conseiller dans le bureau plan et information, rattaché à la présidence. Il émigre alors dans l’autre camp, celui de la minorité nantie de la population à côté de la majorité misérable et silencieuse. Par une peinture puissante et dichotomique, l’auteur met en relief  le hiatus et surtout le cynisme qui constituent la marque de fabrique de cette société congolaise. Une multitude de gens meurt de faim au nez à la barbe d’une poignée d’irresponsables qui roulent sur l’or.

Pendant longtemps, le nouvel employé étouffe ses scrupules, s’engage à fond dans ses nouvelles fonctions, et grâce à son esprit déluré, élabore plusieurs plans machiavélique pour redorer l’image dégradée du gouvernent auprès de la population et surtout auprès de la communauté internationale qui menace de couper l’injection  à une économie sous perfusion.

D’un autre côté, le jeune homme demeure terriblement tiraillé entre ses convictions humanistes, inculquées par le père Lolos, et des ambitions de réussite sociale. De fil en aiguille, il déchante et se range du bon côté de l’histoire, celui de la population miséreuse et victime de la mauvaise gouvernance. Par acquit de conscience, il rend alors son tablier après avoir pris soin de se venger de son ancien patron, Gonzague, à l’origine de la mort de son ami, assassiné lors d’une manifestation politique.

Devant le mur, car poussé par des manifestations populaires et les injonctions des pays donateurs, le gouvernement saute enfin le pas et se prépare à organiser des élections démocratiques. Une nouvelle ère s’annonce-t-elle ou est-ce une nouvelle esbroufe des autorités, une nouvelle diversion pour lénifier la colère populaire et les pressions internationales ? Toujours est-il que Célio se présente aux élections législatives pour défendre entre autres les laissés-pour-compte de Kinshasa.

De belles métaphores filées jalonnement le texte et le parfument.  Celle de la faim est très puissante : cette hydre à plusieurs têtes qui ronge au quotidien le peuple congolais. Les personnages sont attachants et bien pensés.

La vie et demie, Sony Labou Tansi

Fable puissante et moderne, la vie et demie nous plonge dans un univers horrible où cynisme et violences politiques transmuent la vie en enfer sur terre. L’écriture est troublante, originale et poétique.

Unique rescapée  d’une famille massacrée par le guide providentiel à la tête d’un pays imaginaire, la Katamalanasie, Chaïdana, femme fatale, élabore et peaufine son plan : grâce à sa beauté irrésistible, attirer les pontes du régime et signer leur arrêt de mort. Le fameux amour au champagne s’enclenche et l’une après l’autre ses victimes succombent de paralysie quelques mois après leur rencontre dans l’hôtel la vie et demie. Pourtant Martial, son père, mort et victime de cette dictature, par des apparitions successives, s’oppose à cette expédition punitive à l’amour au champagne et l’ordonne de quitter le pays. Déterminée à mener sa vengeance jusqu’au bout, elle ne l’entend pas de cette oreille.

Dans la foulée, le guide providentiel, foudroyé par sa beauté,  l’épouse mais n’est pas apte à faire l’amour avec elle, car au moment des ébats, le buste de Martial apparait soudainement devant l’autocrate qui en vain le crible de balles.  Martial est une figure extraordinaire, immortelle, une sorte d’ange qui plane de long en large dans le récit en incarnant la conscience, la justice. En apparaissant et disparaissant incessamment devant les guides, il les rappelle leurs crimes, l’enfer qu’ils font régner dans le pays et réclame justice et liberté pour le peuple meurtri, torturé, massacré ou tout simplement annihilé. Un roman puissamment actuel qui dénonce les tares (népotisme, corruption, détournements) qui, près d’un demi-siècle après sa publication, maintiennent  l’Afrique toujours à genoux dans la boue de la misère et de l’instabilité.

Mais aussi un roman novateur et révolutionnaire. Dans le sillage de Ahmadou Kourouma et de Yambo Ouologuem, l’auteur bouscule la langue et l’érige en objet personnel  qu’il manipule et utilise selon son bon vouloir. En suivant les traces de Marquez, il installe le merveilleux au cœur du roman pour en faire un conte intemporel  et universel. Ou plus précisément une fable, comme il l’indique dans le préambule, car dans cet univers qu’il nous dépeint, la cruauté et la barbarie ont transformé les hommes en de simples bêtes anthropophages. L’auteur affine ce processus de déshumanisation du peuple grâce à l’outil linguistique : « En plusieurs régions de la multitude monta le chant de la résurrection du prophète. » Marionnettes à la merci de la dictature, les bêtes de la milice écrasent le peuple comme s’il s’agissait d’une simple pierre entravant le chemin du guide.

Désespéré de convaincre sa fille de quitter le pays, Martial finit par lui infliger une gifle intérieure en la possédant.  Chaïdana meurt quelques années après avoir donné naissance à trois jumeaux, dont Chaïdana-aux-gros-cheveux. Pour échapper aux griffes de la dictature, elle se refugie dans la forêt et vit au près des pygmées pourtant très méfiants à l’égard des hommes de grande taille. L’auteur souligne ici le rapport conflictuel entre ces deux peuples. Provocante et aussi belle que sa mère, elle quitte la forêt et rejoint la ville pour continuer le combat mené par sa génitrice. Elle épouse le nouveau guide et fait avec lui un enfant qui à son tour deviendra un guide autocrate.  Opposée à sa politique dictatoriale, elle se refugie de nouveau au près des pygmées avec lesquels ils fondent une région sécessionniste, le Darmellia. Plusieurs de ses petits-enfants la rejoignent. En guerre contre cette tyrannie, le nouveau pays réussit à fabriquer une force de dissuasion, les mouches-radio, une espèce de bombes nucléaires capables d’anéantir l’ennemi.

Le roman s’inscrit ainsi dans le contexte de la guerre froide, de la surenchère nucléaire, des guerres par procuration, menées par les grandes puissances économiques. L’auteur se moque dans un humour corrosif, fil rouge du récit, de la religion et surtout des indépendances, cadeau empoisonné de Dieu aux Africains. « On avait demandé l’indépendance avec les prières – c’étaient les seules prières des Noirs que Dieu avait écoutées. On avait tué des bêtes, donné des filles et des garçons aux séminaires. Mais ce premier cadeau qu’on recevait de Dieu avait déçu… L’indépendance avait vraiment déçu, et avec elle, Dieu qui l’avait envoyée. ». Dans la même gouaille décapante, fustige-t-il aussi, au-delà de l’Afrique, les compromissions internationales entretenues par « La puissance étrangère qui fournissait les guides » mais aussi armes et soutiens financiers.

Des protagonistes nombreux et éphémères, sans consistance véritable, défilent dans la trame. D’autres aux attributs surnaturels laissent une empreinte indélébile dans l’esprit du lecteur.

Une parodie à l’africaine des cents de solitude.

Les raisins de la colère, Steinbeck

Chassée, traquée par les banques et les tracteurs, une famille métayère, lève l’ancre sur la nationale 66, cap vers l’Ouest, eldorado où des milliers d’autres familles pourchassées par les mêmes bourreaux financiers  et cupides entendent renouer le fil avec la survie, la renaissance, le soleil. La nationale 66, route migratoire,  se déploie telle une bande de bitume et d’espoir traversant les Etats-Unis d’Est à l’Ouest.

Au fil de cette longue route, de cette aventure dans l’inconnu, se tissent des liens et des amitiés, se créent et se délient des familles, émergent des talents et des vocations, meurent et s’enterrent des vies chères. Finalement, cet Ouest tant rêvé se matérialise en mirage, un feu de paille, une misère criante, un immense champ d’exploitation de l’homme par l’homme, une discrimination impitoyable, un torrent capitaliste à l’image de cette cruelle pluie  emportant sur son passage  les ultimes espoirs des migrants et même un mort-né, symbole d’un monde qui s’effondre sous l’insupportable poids d’un capitalisme sans vergogne, d’un goût virulent du profit au détriment de la dignité humaine. Pour autant de ses ruines pourrait renaitre un autre monde plus juste, et ce, grâce à quelques gouttes de lait et à l’amour convoqué par l’indigence et le refus de l’inacceptable.

Long, pimenté et ourlé de poésie comme la nationale 66, ce roman est un feu d’artifice, une foudroyante célébration d’une  révolte silencieuse contre un système moralement pourri car fondé sur une accumulation cynique du capital. Cette puissante épopée fait aussi un clin d’œil aux migrants actuels, aiguillonnés par l’aspiration à une renaissance, à une vie digne d’être vécue mais assommés par le rejet, la xénophobie de leur pays de chute. La  célèbre route 66 semble se prolonger dans la mer, houleuse et coupable tant de naufrages,  qu’empruntent ces migrants à bord d’espoirs de fortune et d’inquiétudes immenses. Elle est le terreau où poussent des colères et des histoires de vie, se rencontrent des gens sortis d’horizons différents qui s’embrassent, se donnent les mains pour affronter de concert la dangerosité des flots et la brutalité d’un monde injuste dans lequel certains, riches et puissants, vivent sur la crête de la vague en exploitant ceux qui, pauvres et impuissants, vivent au creux de la vague.

Peuls, Tierno Monénembo

71+Kf+WtAGL« Nous sommes cousins puisque les légendes le disent…Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf le droit à la guerre. Nous pouvons chahuter à loisir et vomir les injures qui nous plaisent. Entre nous, toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça : la parenté à plaisanteries. »

Par le biais de cet outil fantastique, la parenté à plaisanteries, l’une des plus belles coutumes d’Afrique, Tierno Monénembo nous offre un roman puissant, érudit et incroyablement captivant.   Le Sérère, cousin à plaisanteries du Peul, convoque ici l’histoire de ce peuple nomade, en la narrant avec une touche généreuse, narquoise et piquante. Une histoire mythique, un conte merveilleux, un roman aux accents épiques.

De l’union mythique d’une noire d’Egypte et d’un Hébreu serait né le premier des Peuls dans le lointain pays de Heli et Yoyô. Peuple de bergers, ils parcourent constamment de grande distance à la quête du bon pâturage. Dans le Tékrour,  actuelle Afrique de l’ouest, ils s’installent dans les années 1400 et petit à petit forment un groupe communautaire puissant avec lequel il faut compter désormais. Grâce aux peausseries, au lait et à la viande de leurs immenses troupeaux, ils insufflent un vigoureux élan à l’économie locale.

Toutefois, les nombreux conflits avec les autochtones les incitent souvent à changer de territoire. Quant à la guerre intestine, elle est la deuxième  malédiction qui ronge le peuple peul.

Pourtant, sous l’égide de Koly Tenguéla, célèbre figure historique, les Peuls pour la première fois transcendent leurs querelles et se réunissent pour  lever  une redoutable armée de conquête. Ils réussissent alors à assujettir plusieurs royaumes et fondent un vaste empire dans les pays des trois rivières. C’est l’amorce du long règne de la dynastie des Danyankôbés.  Il durera  presque  trois siècles notamment marqués par la cruauté des dirigeants, l’arrivée des premiers négociants européens,  les guerres de succession au trône, l’islamisation…

Justement, pendant plusieurs siècles, les Peuls ont adoré leur dieu  Guéno, ses vingt-deux Larédis, les vingt-huit lunaisons et les dix-neuf clairières « que le Peul devait traverser pour accéder à la sagesse et connaître enfin le véritable nom de la vache ». Mais l‘arrivée d’une  nouvelle religion, l’islam, rabat de nouveau les cartes. Propagé par les Maures, l’islam attire de plus en plus de Peuls, abandonnant aux oubliettes leurs anciennes divinités.  Même si certains refusent  catégoriquement la conversion, les nouveaux musulmans sont devenus un groupe important et puissant qui a commencé à inquiéter la classe impériale fidèle à l’ancienne religion. Les nombreuses répressions subies n’entament pas leur volonté d’acquérir le droit de pratiquer librement leur nouvelle croyance. Le pouvoir finit par lâcher du lest. Le vent en poupe et dans un accès de prosélytisme, plusieurs dépositaires s’éparpillent dans les régions de l’empire pour convertir de gré ou de force les autochtones et les Peuls-rouges encore hostiles à cette religion. Ainsi sous l’impulsion de Karamoko Alpha a été fondé le royaume théocratique et fédéral du Fouta-Djalon, doté de neuf provinces, d’une capitale politique, Timbo, et d’une capitale religieuse, Fougoumba.

En ce qui concerne l’empire des pays des trois rivières, il se délite peu à peu. Les incessantes guerres de succession précipitent son déclin. A celles-là s’ajoutent les ambitions d’abord modestes puis de plus en plus féroces des Européens arrivés d’abord  comme de simples négociants. Munis d’armes de guerre plus puissantes, ils vont profiter du chaos ambiant pour combattre et soumettre un à un tous les royaumes théocratiques qui à l’image du Fouta-Djalon avaient surgi dans la région.  Ainsi l’une après l’autre vont tomber  les théocraties peules de la région, celle de Ousmane Dan Fodio, à Sokoto, celle de Chaikou Amadou, au Macina, ou encore celle du puissant Oumar Tall, érudit, elhadj et dépositaire du tidjania au Tékrour.

Le Fouta-Djallon déchiré par les guéguerres entre Aphaya et Sorya  se succédant  à la tête du royaume est le denier à tomber dans l’escarcelle de la colonisation française en dépit du dernier baroud d’honneur d’Almami Bôkar Biro trahi par les siens, entre autres, le fameux Alpha Yaya Diallo, roi de la province de Labé.

Ce roman épique est un périple de plusieurs siècles dans l’histoire des Peuls. Loin d’être un chemin tranquille, celle-ci est un fleuve infesté de torrents, de querelles, de guerres intestines et religieuses. Si le début du livre est un peu touffu, le lecteur s’embarque peu à peu dans l’intrigue et se laisse finalement et délicieusement emporté par la houle des évènements rocambolesques, cruels et héroïques qui le compose.

Une flopée de personnages historiques  et bien pensés  défilent dans le récit, disparaissent tout en laissant des empreintes indélébiles dans l’esprit du lecteur.

Racontée par un Sérère, un cousin à plaisanteries, cette histoire pullule de piques décochés par ce dernier à l’encontre des Peuls…  « Reçois le Peul à dîner et il se glissera dans le lit de ta femme ! Le Sérère a raison, il faut vraiment vous aimer pour partager le même air que vous, race de canailles ! » « Aie honte, Peul, regarde un peu le désastre que peut produire ta race de bohémiens !… » «  C’est toi Peul… infâme vagabond, voleur de royaumes et de poules ! »

La parenté à plaisanteries mise ici à l’honneur est un lien magique et généreux qui nourrit la bonne humeur, l’hilarité, la convivialité, l’hospitalité entre non seulement des groupes ethniques différents, comme le montre ce roman, mais aussi entre des clans d’un même groupe ethnique, comme le lien entre les Barry et les Sow. C’est l’une des valeurs sûre du Poulâkou, l’éthique peul, non pas à conserver dans un musée ou dans la mémoire des Anciens, mais à vivifier dans le noble but de maintenir la bonne entente et la bonne humeur dans le vivre-ensemble. Une des  valeurs que l’Afrique pourrait offrir au monde pour nourrir la paix à l’heure où les guerres partout sévissent.

Femme nue, femme noire, Calixthe Beyala

9782253112693-200x303-1C’est à coup de mots sensuels, pimentés et colorés que la romancière camerounaise nous entraîne  dans un monde où la moralité n’a plus force d’exister, où sans distinction de sexe, d’âge et de statut social,  les bonnes gens se bousculent derrière la porte de la jouissance  et de la perversité.  Il s’agit d’un univers sans repères moraux, gouverné par la seule débauche et dont l’existence ne tient que sur le fil du plaisir charnel.

D’ailleurs dés l’entame du roman, la couleur est annoncée : il est question ici de kleptomanie et de sexe ; l’une et l’autre procurant à notre narratrice de quinze ans, Irène Fofo, un semblable orgasme.

Mais son vol de trop a été celui du cadavre d’un bébé, commis dans le débarcadère de la ville. En lieu et place de la justice, s’impose  dans ce coin du monde la vindicte populaire. Alors pour sauver sa peau, la seule issue est de prendre la poudre d’escampette, loin de son bidonville « aux maisons éclopées » et où « l’homme semble avoir plus de passé de futur ».  Dans sa fuite, Irène croise Ousmane, un jeune homme qui la frappe de prime abord par sa virile beauté. Elle se hâte de le dévorer  sexuellement. Subjugué, celui-ci, quoique la prenant pour une folle, l’entraîne chez lui, dans sa maison sur pilotis qu’il occupe avec sa femme Fatou. S’en suit aussitôt une orgie entre les trois  désormais conjoints.

Ousmane et Fatou forment en effet un couple bien atypique. Parce qu’elle n’a pas pu lui donner des enfants, elle essaie de le retenir en restant une femme soumise et objet de toutes les divagations sexuelles de son époux. L’accueil notamment de Irène est une leurs nombreuses expérimentations copulatoires.

Et justement parce que celle-ci est folle, elle est censée guérir tous les maux de la terre en faisant l’amour. Dès lors, les gens se bousculent derrière le corps divinisé de cette femme-panacée en vue de la posséder et de soigner ainsi leurs problèmes les plus divers. Dans la foulée, des orgies se succèdent  sans discontinuer,  des orgies sans honte aucune et où jouissance et secrets intimes se partagent concomitamment. Du haut de son pouvoir, Irène fait subir aux patients  ses caprices et ses exigences. Ainsi les contraint-elle avant toute consultation de raconter des histoires où il question de sexe et de sang.

Étrangement  dans ce coin du globe, bien que le sexe soit une obsession, une névrose nationale, il ne se nomme pas, il garde toute sa mystique. La narratrice le désigne avec une infinie palette de couleurs : bouton rose, tabernacle, réglisse, plantain, labyrinthes, fabriques à sucreries, pomme fripée, anguille, ravine, cuvette, lézarde ourlée, feuille de saule trempée, mollusque avachi

Pour avoir surpris son époux en train de sodomiser une poule, horrifiée, Fatou se jette sous les roues d’une motocyclette.  Encore une de ces  bestialités primaires de l’homme dans ce pays où seule la luxure donne un sens à la vie. Pour Irène, cette ignominie marque le terme de son apprentissage, son éducation sexuelle et  sentimentale africaine. Elle décide enfin de rentrer chez sa mère tout en sachant que le quartier l’attend de pied ferme pour la punir de ses nombreux larcins. Ici on ne juge pas les voleurs, on les tue. Et dès  les premières portes du quartier, des hommes l’attaquent, la battent, la violent avant de l’abandonner nue et agonisante au bord de la route.

En creux, l’auteure peint dans ce court roman, une société en mal d’amour, dans ce que celui-ci comporte  de plus beau : la compassion, la justice, l’entraide et aussi le partage des communes peines et joies existentielles. Cette société est en effet tant frappée par la misère criante, par les « restrictions de la banque mondiale » que sa capacité a s’occuper des uns des autres a été complètement asséchée. L’unique déversoir  reste désormais la violence et le dévergondage.

Irène battue à mort et moribonde, est-elle le symbole de cette Afrique malmenée par les institutions financières internationales et l’insupportable misère ambiante ? A l’instar de ce continent  mal en point, notre héroïne survivra-t-elle elle aussi ?

Un roman d’initiation à l’amour au sens exclusivement sexuel et jubilatoire du terme.

Un aller simple, Didier Van Cauwelaert

Un_aller_simpleDans une langue authentique, humoristique et pimentée,  Didier van Cauwelaert, à travers la voix de deux narrateurs, nous raconte une légende moderne et touchante. Elle débute à Marseille, se poursuit à Irghiz, lieu inexistant, et se clôt à Uckange, ville éteinte dans le sillage de ses anciennes fonderies. L’auteur interroge dans ce court et époustouflant roman la migration, l’intégration et le vivre-ensemble.

Aziz Kemal est un bout de chou trouvé dans un véhicule. Elevé par les Tziganes, il a dû quitter très tôt l’école et se débrouiller dans les autoradios, entendez les voler. Il vit à Marseille-nord, précisément à Vallon-fleuri, fief des gens du voyage et haut lieu de trafics et de vols.  Peu sont ses habitants qui ne sont pas impliqués dans l’industrie de la déviance.

Aziz est appréhendé lors de ses fiançailles avec Lila. Il est accusé de vol de la bague offerte à celle-ci. En réalité, il est une « bonne affaire » à un moment où pour prétendument lutter contre le racisme en France le gouvernement entend expulser des clandestins. Pour son malheur, il a été arrêté en possession d’une fausse carte d’identité marocaine. Son expulsion se joue depuis les hauts lieux de l’administration et la presse en fait ses choux gras.  Un attaché humanitaire lui est affecté avec pour mission de le raccompagner et de l’aider à se réinsérer au Maroc.

Commence alors une amitié à la fois profonde et intéressée. Jean-Pierre Schneider en instance de divorce et Aziz trahi par sa fiancée ont plusieurs atomes crochus. L’attaché humanitaire écoute attentivement la légende des « hommes gris » d’Irghiz racontée par son protégé. Mais l’existence de ce peuple jusque-là inconnu est menacée par la construction d’une route. Jean Pierre qui a lui-même  quitté son Uckange natale pour Paris avec l’intention de devenir un écrivain célèbre croit trouver là le bon filon, une histoire merveilleuse et captivante qui sera enfin retenue par les éditeurs après avoir essuyé bien des refus. Peu importe si Aziz lui avoue avoir inventé ce peuple, L’attaché humanitaire croit à fond à cette histoire et entend découvrir ce lieu et écrire un roman où Aziz serait l’instance narrative.

Dans un véhicule tout-terrain, ils avalent désert et Atlas marocain, à la quête de Irghiz, sous les auspices de Valérie, une guide touristique délurée et fatale. Aziz l’a rencontrée dans un hôtel et l’a convaincue de jouer le sherpa et l’amoureuse de Jean-Pierre. Elle est née au Maroc de parents français.

Dans la foulée de ce voyage légendaire, commence le « carnet de voyage » de Jean-Pierre, mouture de son futur roman. Il devient le nouveau « je » et raconte leurs aventures et mésaventures, et en outre les rencontres épicées avec les autochtones et leurs mets exotiques. Jean-Pierre est aux anges. Lentement et sûrement, il tombe amoureux de Valérie qui en réalité n’est que le sosie d’une femme de son passé, Agnès, qui continue à le hanter.

La morsure d’une vive, à laquelle il est allergique, un peu avant le départ commence affaiblir Jean-Pierre. En sus de douleurs stomacales dues l’ingurgitation d’épices marocains pour faire couleur locale. Ils sont aussi malmenés par les éléments et la panne brusque de leur véhicule.

Tout à l’article de la mort,  L’attaché humanitaire croit avoir découvert dans une crevasse Irghiz, trou qui n’est en fait que le pendant des fonderies d’Uckange et de ce passé qui l’obnubile.

Au retour de Valérie avec du secours, l’attaché a déjà trépassé. Aziz refuse de jeter le corps de son ami comme le lui conseille le père de sa guide et décide de renvoyer les cendres à Paris.

Ironie de l’histoire, le roman qui devait s’intituler « le bagage accompagné », autrement dit Aziz Kemal, finalement sera titré « un aller simple », celui de Jean-Pierre.

A Paris, Aziz achemine d’abord le corps chez Clémentine, celle avec qui son ami était sur le point de divorcer, puis découragé par l’attitude désinvolte de celle-ci, se décide de le convoyer au bercail, à Uckange précisément où encore vivent les parents du défunt. Au premier abord, ces derniers disent ne plus avoir un fils nommé Jean-Pierre, qui des années plus tôt, avait à leur grand désespoir quitté leur ville et leurs rêves de le voir suivre leurs pas dans l’industrie de la fonte. Mais comme dernière ligne droite de sa légende, Aziz fait encore appel à son imagination pour que l’enfant prodigue soit absous. Il raconte que ce dernier est pris en otage au Maroc, ce qui aussitôt fait chavirer les parents. Rapidement voisins et autorités sont alertés.

Par bonheur, le véhicule où se trouvent les cendres a été volé, ce qui lui permet de ne pas revenir sur ses paroles et de poursuivre la route de la légende. Les parents lui demandent de rester un peu chez eux et Aziz en profite pour mettre au net le manuscrit de Jean-Pierre, « un aller simple ». Dans le but de le compléter, il ajoute l’histoire de sa propre vie.

A Uckange, Joeuf, cités éteintes après l’extinction de leurs fonderies, l’espoir, voire la vie, n’a plus court. En lieu et place de la grisaille des usines, flotte à présent la grisaille des cœurs meurtris. Les plus courageux ont préféré l’exode aux fins de renaitre ailleurs, de renouer avec des lendemains meilleurs. Finalement, le mobile de toutes les migrations est une carence en nourritures. Nourriture matérielle, emploi, honnêtes conditions de vie ; nourriture immatérielle, espoirs, rêves, savoirs.

Si dans ce roman inoubliable l’auteur a fait une économie de mots, il n’a pas fait celle de l’humour. Une langue originalement relâchée et  pleine d’images gouleyantes. Le livre est jalonné d’historiettes féeriques qui font de lui un formidable atlas de légendes. Sa langue et son architecture m’évoquent à plus d’un titre « Allah n’est pas obligé » d’Ahmadou Kourouma. L’auteur ivoirien s’en serait peut-être inspiré.

 

 

 

 

Journal d’Hirondelle, Amélie Nothomb

Qu’est-ce qu’une identité ? Qui la construit-elle ? L’homme a-t-il le pouvoir de la manipuler à sa guise ?

Cette courte histoire s’ouvre par un questionnement philosophique touchant à l’identité et se clôt par la même interrogation.

Il s’agit ici d’un journal intime, œuvre d’une adolescente, qui passionne des foules et disposerait d’une vertu magique. Une sorte de confessionnal où elle explore ses émotions, sa subjectivité, sa naissance aux méandres de la première jeunesse. Bien entendu, nul autre à part elle n’a le droit d’accéder à ce monde consigné dans un cahier, de violer cette intégrité physique et sentimentale.  Transgressant cet interdit en pénétrant indument dans l’intimité de la jeune fille après avoir volé son journal, le père, ministre de son état, est victime d’un parricide. Est-ce pour autant la juste sanction pour ce genre de viol ? Urbain, notre narrateur, tueur à gages, qui élimine à son tour l’adolescente, en est réellement convaincu.

Il travaille pour une mafia russe sévissant dans Paris. Son tableau de chasse est déjà énorme. Chez lui, il existe un parallèle saisissant entre meurtre et sexe. L’acte de tuer et l’acte d’amour possèdent la même charge pulsionnelle, adductive et jouissive. Accompli solitairement, le meurtre participe d’une  dimension masturbatoire. Ainsi éprouve-t-il de l’orgasme solitaire et égoïste à chaque fois qu’il tue. Et il ne peut plus se passer de cette jouissance, exacerbée par la musique de Radiohead  tournant en boucle dans son cerveau.

Pour autant un meurtre, celui de la pucelle propriétaire du journal intime, va changer le cours de sa vie et celle de l’histoire. Progressivement, il se prend à aimer et à transfigurer cette Hirondelle, l’enrobant à la foulée d’une beauté post mortem. Le texte violent et froid vire à une déclaration d’amour, saturée de lyrisme, à l’adresse de la jeune victime. Il n’arrive néanmoins pas à s’empêcher de la violer de nouveau en lisant son journal intime. Un basculement identitaire se met toutefois en route. Le sang ni la viande froide ne l’attirent plus. Excédé par le monde de la culpabilité, il migre vers le territoire de la virginité et se donne pour nom Innocent. Chaque nouvelle identité étant un nouvel univers à découvrir, il quitte la tuerie à gages et se consacre à cette nouvelle mission.

Disparaitre dans la nature, loin de ses supérieurs mafieux, est son nouveau plan. Malheureusement par surprise il tombe  entre leurs mains et ils lui exigent la restitution du journal intime. Un énième viol de sa victime auquel il oppose un refus à la fois mémoriel et rédempteur. Aux fins d’accomplir ce dévouement sacrificiel, il se fait pénitence en dévorant les pages du cahier afin que nul autre ne connaisse le secret dont il regorge. Ultime acte d’amour envers cette fille qu’il a tuée et aimée post mortem. Un acte qui signe aussi sa propre mort et la fin du roman.

Une courte et étonnante histoire. Monotone et violente sur les trois quarts, elle prend un virage inattendu avec le meurtre de la famille ministérielle et se clôt sur une touche lyrique et tragique.

Harraga, Boualem Sansal

harraga-pocheLe roman, Harraga, expose la solitude et la dégénérescence. La solitude jubilatoire d’une femme  et la dégénérescence multiple d’un pays. Il s’agit d’une femme de tête qui armée jusqu’aux dents, de sarcasmes et de poésie, sème désordre et tendresse sur son passage. Il s’agit d’un pays, l’Algérie, les pieds de laquelle s’embrouillent dans  le cambouis de l’islamisme, l’autoritarisme, l’amateurisme, la sclérose économique, l’émigration  des jeunes sans perspectives, les « harragas » ou brûleurs de route. Est-il possible de rompre cette pieuvre ?

Une question s’impose d’entée de jeu : « Notre vie nous appartient-elle en propre ? » Jusqu’où une solitude choisie et assumée nous appartient-elle en propre ? Cette interrogation surgit après l’irruption d’une déniaisée chez notre chère et solitaire narratrice. La visiteuse impromptue s’attife en plus d’un attirail tout particulier : l’adolescence, des strings et surtout une grossesse. Elle serait héraut du frère de la narratrice, brûleur de route, en partance pour l’Europe, Terre promise.

Cependant, sommes-nous déjà en présence d’une poudrière ? Toutes deux « folles à lier » pourront-elles faire bon ménage dans cette vieille et vaste demeure, héritée de colons célères et hantée par leurs fantômes ? Spectres en compagnie desquels Lamia a vécu jusque-là et qui sont à la fois des amis et des conseillers. Dépositaires aussi de multiples et séculaires secrets qui fourmillent dans cette demeure labyrinthique.

Déjà en guerre contre les carcans traditionnels auxquels toute femme en terre d’islam se doit de sacrifier, Lamia « a tiré un trait » sur le formalisme, fermé  « portes et fenêtres » à tout prétendant et ce faisant entre de plain-pied « dans la pire des engeances en terre d’islam, celle des femmes libres et indépendantes.» Convaincue qu’ « un condamné libre dans sa tête est plus vrai qu’un geôlier prisonnier de ses clés », la jeune pédiatre, en outre acariâtre et apostat, de trente-cinq ans a juré de faire la chasse aux islamistes et aux politiques, avec l’idée de les brûler vifs. Et pour cause,  la dégénérescence dans laquelle dérive le pays leur est en partie imputable.  L’autre responsabilité incombant aux coutumes rétrogrades entretenues par la vieille génération. Nul alors ne peut passer entre les mailles du filet de cette femme bien pensée. Des parents obscurantistes à l’administration, en passant par les politiciens et les islamistes, tout le monde en prend pour son grade.

Si Chérifa, la lolita de seize ans, est aussi rebelle et renégate que son hôte, elle allie en sus bouderie et égoïsme, légèreté et fugue, insouciance et désordre. D’abord réticente, Lamia finit par apprécier la présence de cette jeune récalcitrante qui atténue d’une certaine manière sa grande solitude et son dégoût du quotidien. Elle s’engage alors à l’initier à la culture », étant « le salut » et l’arme de libération contre l’obscurantisme ambiant. Mais l’ignorante et l’insolente se montre imperméable à toute instruction et ouverture d’esprit.

Disputes, fugues, regrets et réconciliations jalonnent leurs relations à la fois passionnelles et sans cesse conflictuelles.

Après une énième fugue, la fille enceinte ne fait plus aucun signe. Confite en regrets et culpabilité, Lamia passe au peigne fin Alger, hôpitaux et cantines universitaires entre autres. L’administration percluse dans l’impéritie et écho de la nomenklatura ne lui procure aucune aide. Bouleversée, tourmentée par la disparition de celle qu’elle considérait désormais comme sa fille, elle se rend bien compte que « notre vie ne nous appartient pas en propre. » La solitude bien que choisie comporte bien des limites et des failles ; l’amour, quel qu’il soit, étant la seule corde nous liant  à la vie. L’essence de laquelle est partage et présence de l’autre.

Finalement, elle reçoit l’appel d’un couvent où la jeune fille a été recueillie avant de mourir. Par bonheur, son bébé vit. Une fin métaphorique symbolisée par le couvent et l’accouchement.

Le couvent personnalisé par la figure pieuse et généreuse de la mère supérieure est vu comme l’émanation spatiale d’une religion en paix avec elle-même, éclairée et ouverte. « La religion, ça devait être uniquement ça : contempler le monde en silence et se tenir aux aguets de ses convulsions et de ses murmures. Pas besoin de troupes et de canons. Des mots, des soupirs, des regards, ça suffit. » L’auteur définit là ce que doit être une religion et érige le christianisme en modèle de tolérance et     d ‘ouverture. Un vrai pied de nez à l’islam rigoriste, violent et borné.

Quant à l’accouchement, ne figure-t-il l’avènement d’une nouvelle Algérie à la croisée de la liberté et de la tradition, de la lumière et de la foi, de la transcendance et de l’humanisme ? Boualem Sansal exhorte sans doute l’islam à s’inspirer du christianisme, plus ouvert et plus en phase avec le monde moderne.

Harraga est le diagnostic d’un pays rongé par un chancre multiforme : islamisme, impéritie, autoritarisme, émigration. Examen sans concession magistralement menée par une femme de caractère, pédiatre de son état. Née du « tremblement » de 1962, l’Algérie n’avait pas besoin de contracter ce cancer originel.

Un roman fantomatique, solitaire et épicé d’humour. La langue est subtile, mêlant sublime, familier et poésie. Un roman tout bonnement extraordinaire.